RENCONTRE AVEC EVA ILLOUZ SOCIOLOGUE ÉCRIVAIN PARTIE 2

par | J Mar, 2016 | Mon Carré De Sable, Psychologie - sociologie - philosophie | 0 commentaires

« La souffrance amoureuse a des causes sociales » , Eva Illouz

Eva Illouz est une sociologue franco-marocaine, née le 30 avril 1961 à Fès, où elle vivra dix ans avant de venir en France. Elle est diplômée de l’Université Paris X et de l’Université de Pennsylvanie, spécialisée dans la sociologie des émotions et de la culture. Elle débute sa carrière universitaire à Princeton puis revient en France enseigner à l’Institut de recherche sociale et à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Elle est actuellement professeure à l’Université hébraïque et dirige l’École des beaux-arts de Bezalel, à Jérusalem.

 
 
 

Eva Illouz : « La souffrance amoureuse a des causes sociales »

La sociologue Eva Illouz renouvelle en profondeur l’analyse de la souffrance amoureuse en la confrontant aux transformations de la modernité.

Entretien Eva Illouz,sociologueVotre dernier livre (1) montre que la souffrance amoureuse a des racines sociales et pas seulement psychologiques. Pourquoi cela ne nous saute-t-il pas aux yeux ?

Eva Illouz : Il existe aujourd’hui une croyance profondément enracinée selon laquelle nos malheurs amoureux sont le fruit direct de notre histoire psychique. La vulgate freudienne, dans laquelle nous baignons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous a habitués à l’idée que la cause de nos échecs amoureux est en nous, dans notre histoire personnelle, notre inconscient… 
J’ai voulu contester cette vision. Il me semble urgent d’affirmer que les échecs de nos vies privées ne sont pas – ou pas seulement – le résultat de personnalités psychiques défaillantes, mais qu’ils sont aussi le produit de nos institutions, des tensions culturelles et sociales de la modernité, des évolutions des rapports sociaux entre hommes et femmes, de l’émergence d’un nouveau « marché de l’amour », et même des valeurs que nous chérissons le plus, comme la liberté.

L’individualisme rend les individus extrêmement vulnérables en amour. Pourquoi, Eva Illouz  ?

Eva Illouz — Dans l’Europe pré-capitaliste, les hommes et les femmes se rencontraient dans un univers où ils étaient émotionnellement et moralement protégés par le fait que le groupe était présent. Il y avait des codes partagés de la rencontre et de l’engagement amoureux. Faire la cour à une femme se faisait selon des rituels assez clairs. Ce protocole avait pour effet de structurer la vie émotionnelle, de réguler les émotions, et de diminuer l’incertitude.

Dans le modèle traditionnel, quand un homme fait la cour mais ne s’engage pas et s’en va, il est universellement condamné : par la femme, par tous les gens autour de lui, et par lui-même. Il sait qu’il a commis une faute. Cette clarté morale a disparu des relations amoureuses, ce qui nous rend beaucoup plus vulnérables.


Aujourd’hui, Eva Illouz , c’est le risque et l’incertitude qui prédominent…

Eva Illouz –Désormais la relation amoureuse est définie, si je puis dire, par l’incertitude et par le sentiment du risque. On ne sait pas ce que l’on ressent, on ne sait pas ce que l’autre ressent et, plus intéressant encore, on ne sait pas quels vont être les signes de l’amour et de l’engagement, pour soi et pour l’autre. 
Il existe toujours, bien sûr, des cas où l’on sait très clairement que l’on est, ou pas, amoureux. Mais si on enlève ces deux extrêmes, les relations se vivent sous le signe complet de l’incertitude. Le sociologue Ulrich Beck a parlé de « chaos des relations amoureuses ».

C’est une formulation très juste parce que l’amour est devenu un domaine où il n’y a plus aucune règle. On peut certes les exiger, mais on voit très bien que l’on peut vite se retrouver à les exiger tout seul…


Certains diront, Eva Illouz,  que la souffrance amoureuse a toujours existé.En quoi la souffrance amoureuse moderne est-elle particulière ?

Eva Illouz –Je n’affirme pas que la souffrance amoureuse est un phénomène inédit, mais qu’il existe quelque chose d’inédit, sur le plan qualitatif, dans l’expérience moderne de la souffrance. Par exemple, la souffrance amoureuse est aujourd’hui perçue comme une expérience qui menace l’intégrité du moi des individus, car l’amour a pris une place écrasante dans la construction de l’estime de soi dans nos sociétés. C’est l’amour qui nous donne le sentiment de notre valeur.

Ce que vous décrivez, Eva Illouz , c’est finalement l’émergence d’un « marché de l’amour » ?

Eva Illouz — Oui. La grande transformation des rencontres amoureuses résulte de leur dérégulation, d’un processus de « désencastrement » de la rencontre amoureuse des cadres moraux traditionnels qui la régulaient. S’est mise en place une intense compétition pour tout ce qui touche à la rencontre amoureuse. Les individus ont des compétences inégales pour l’affronter. La liberté sexuelle est similaire à la liberté économique : elle organise, encadre et légitime les inégalités.


Sans la remettre en cause, vous montrez que la révolution sexuelle n’a pas tenu ses promesses. Pourquoi ?

Eva Illouz — Le féminisme s’est débarrassé de superstructures de pouvoir sans toucher les infrastructures. Dans la société patriarcale, il y avait davantage de symétrie entre hommes et femmes car les deux cherchaient à se marier. Dans ce régime traditionnel, l’homme se définit par le contrôle qu’il exerce sur une femme, sur des enfants et il veut propager son nom. 
Pour les hommes, le mariage était aussi très souvent l’opération financière la plus importante de leur vie. Autrefois, l’homme voulait donc un mariage et une famille autant que la femme. Cette situation s’est radicalement transformée dans la seconde moitié du XXe  siècle. 
Le capitalisme a fait sortir les hommes des familles et leur a permis de gagner leur vie en dehors d’elle. Il a rendu les hommes moins dépendants de la sphère privée. 
À cela s’ajoutent les effets de la révolution sexuelle des années 1970. Désormais, les hommes ont un accès libre à la sexualité, sans passer par le mariage. Ces transformations sont causes d’inégalités, car les femmes continuent de désirer des enfants et une famille stable. 
D’autres facteurs accentuent cette inégalité : les hommes n’ont pas à subir l’horloge biologique, ils ont adopté une sexualité sérielle moins engageante émotionnellement, ils ont une possibilité de choix plus grande (femmes plus jeunes, plus âgées…). 

Ils ont plus de pouvoir, car le pouvoir est lié à une capacité plus grande de choisir.


Dans quelle mesure, Eva Illouz croyez-vous à la possibilité de réarticuler l’éthique à la liberté amoureuse et sexuelle ?

Eva Illouz — Je n’en sais rien et ce n’est pas faute d’y avoir réfléchi ! J’ai du mal à croire que l’on puisse aller vers un second humanisme de l’amour, comme le propose le philosophe Luc Ferry. Cela implique la possibilité de sacraliser l’autre et c’est cette possibilité qui, précisément, nous fait défaut. 
L’autonomie, la liberté, le choix, créent quelque chose qui ressemble à du relativisme émotionnel. Comment limiter ce processus, peut-on le limiter ? Je ne sais pas, car on ne peut pas revenir sur la valeur de la liberté… 
La liberté sexuelle a un aspect que l’on ne veut souvent pas voir : c’est que l’on instrumentalise l’autre. L’autre devient un moyen pour mon plaisir. C’est ce que Kant nous interdisait : traiter l’autre comme un moyen. 
Elle rend aussi plus difficiles des vertus traditionnelles, comme la constance, la loyauté, la capacité de se sacrifier… Weber est le premier sociologue qui nous a rendus méfiants vis-à-vis de la liberté moderne, en disant qu’elle est aussi une « cage de fer »
Sa vision de la modernité a une structure tragique. Il a le sentiment que l’on a perdu des choses que l’on ne pourra jamais plus récupérer et que l’on doit se résigner, de façon stoïque, à cette perte.

Quel peut être le rôle des morales, religieuses ou non, qui continuent d’articuler éthique et vie amoureuse, Eva Illouz  ?

Eva Illouz — Je crois qu’un dialogue entre toutes les composantes de la société est essentiel. Il faudrait que des féministes, des personnes religieuses, des laïcs libertaires parlent ensemble. En tant que sociologue, mon rôle n’est que de clarifier les termes du débat, qui doit se tenir dans la société civile. Je ne dirais pas du tout que les morales traditionnelles n’ont rien à apporter, au contraire.

Sociologue des émotions

Eva Illouz est sociologue des émotions et de la culture. Elle est professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem (Israël). Ses travaux s’intéressent à la façon dont le capitalisme crée de la marchandisation, y compris dans le domaine privé et émotionnel, mais aussi de nouvelles normes sociales et morales. Dans son dernier livre « Pourquoi l’amour fait mal ». L’expérience amoureuse dans la modernité (Seuil), elle reconstruit brillamment, à partir de la question de l’amour, du mariage et des relations hommes-femmes, une lecture globale du capitalisme et de la modernité. Elle a également publié Les Sentiments du capitalisme (Seuil). 

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