RENCONTRE AVEC EVA ILLOUZ SOCIOLOGUE ÉCRIVAIN PARTIE 1

par | J Mar, 2016 | Mon Carré De Sable, Psychologie - sociologie - philosophie | 0 commentaires

« Hard Romance – Cinquante nuances de Grey et nous » par EVA ILLOUZ

 
La sociologue israélienne Eva Illouz montre à partir du succès du roman d’E.L. James comment un best-seller permet d’analyser les normes et les idéaux d’une société. Elle renoue avec sa thèse sur la souffrance amoureuse comme contrecoup de la libération sexuelle.
Eva Illouz est une sociologue franco-marocaine, née le 30 avril 1961 à Fès, où elle vivra dix ans avant de venir en France. Elle est diplômée de l’Université Paris X et de l’Université de Pennsylvanie, spécialisée dans la sociologie des émotions et de la culture. Elle débute sa carrière universitaire à Princeton puis revient en France enseigner à l’Institut de recherche sociale et à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Elle est actuellement professeure à l’Université hébraïque et dirige l’École des beaux-arts de Bezalel, à Jérusalem.

EVA ILLOUZ est actuellement professeure à l'Université hébraïque et dirige l'École des beaux-arts de Bezalel, à Jérusalem. Elle travaille sur la manière dont le capitalisme produit de nouvelles normes sociales et morales et comment la marchandisation s’immisce dans le domaine privé et émotionnel.



Qu’est-ce qui vous a amenée, Eva Illouz à penser qu’un best-seller est aujourd’hui un des baromètres de notre société et comment êtes-vous venue à travailler sur Cinquante nuances de Grey ? 
EVA ILLOUZ – Pour moi, c’est presque un réflexe, un réflexe professionnel. Depuis mon travail de doctorat, je traite de façon égale, symétrique les corpus littéraires et les corpus trash. En tant que sociologue, ce qui m’intéresse dans un texte littéraire comme celui de Jane Austen (que j’ai abordé dans Pourquoi l’amour fait mal) ou comme Cinquante nuances de Grey, ce n’est pas la qualité d’écriture – j’adore Jane Austen et je trouve Cinquante nuances de Grey très mal écrit. A mon avis un sociologue ne doit pas se poser la question de la qualité d’écriture – mais la question de la résonance entre une histoire et sa société. Le fait qu’un “porno soft” consacré à deux êtres s’adonnant à des pratiques sadomasochistes puisse devenir un best-seller mondial montre la mesure des immenses changements intervenus dans les sociétés occidentales ; la question est de savoir pourquoi.
 
Est-ce que cela reflète notre époque, selon vous, Eva Illouz  ? 
EVA ILLOUZ — Cela fait au moins une décennie peut-être que les éditions Harlequin (maison d’édition de romans à l’eau de rose aux dizaines de millions d’exemplaires vendus chaque année) publient des romans de pornographie soft. La formule romantique qui était donc au départ sentimentale et puritaine a incorporé la sexualité, à des degrés divers. Peu à peu, Harlequin a édité une collection de soft porn. Il faut donc remettre Cinquante nuances de Grey dans ce contexte. En soi, ça ne révolutionne pas vraiment la culture féminine de la dernière décennie. Cette pornographie soft se produit dans un univers culturel où la sexualité et la sexualisation du moi et des rapports sont devenues évidentes. C’est ce qu’une féministe a appelé la “pornification de la culture” : montrer de façon directe les organes sexuels de la femme ou l’acte sexuel sont devenus banals dans la culture cinématographique, télévisuelle, bande dessinées, magazines de femmes, romans sentimentaux, publicité. Internet y ajoute une dimension supplémentaire non seulement en donnant accès a tous à la pornographie, mais aussi avec le phénomène des live webcams, où les couples se filment. La culture pornographique est donc étroitement imbriquée avec les pratiques sexuelles ordinaires.
 
Quelle place occupe la sexualité dans la définition du couple, Eva Illouz ? 
EVA ILLOUZ– Une place de plus en plus privilégiée. Aujourd’hui les relations sentimentales sont quasiment définies uniquement par la question de la performance sexuelle, du plaisir, de l’intérêt sexuel que l’on peut continuer à se porter. De plus en plus de couples mariés avec enfants se séparent parce que leur sexualité laisse à désirer. La sexualité est devenue une relation sociale en soi, avec ses propres règles et buts, autonomes d’autres relations sociales. Ce processus d’autonomisation de la sexualité est autant évident sur le plan des images que sur le plan des valeurs (la sexualité est une valeur en soi) ou sur le plan économique (beaucoup de biens de consommation sont consacrés à montrer ou cultiver la sexualité et l’attirance sexuelle). A part dans la culture libertine où l’on autonomise la sexualité, en général la sexualité a été soumise à d’autres codes, moral, sentimental, émotionnel. Cette obsession culturelle de la sexualité devient son propre paradoxe et sa propre défaite. On sait d’une part, par des recherches, que l’habitude et donc l’ennui sexuel sont inévitables ; mais la sexualité devient de plus en plus un élément essentiel de la définition du bien-être. Comment concilier cette accoutumance à l’autre au désir de performance sexuelle ?
 
Pour vous, Eva Illouz , le succès de Cinquante nuances de Grey s’explique donc par le fait qu’il répond à cette question… 
EVA ILLOUZ — Exactement. Ce livre répond à la question : “Comment renouveler sa relation amoureuse ?” Et d’ailleurs, on le sait, par l’intermédiaire d’internet, des témoignages, des femmes ont donné ce livre à lire à leur mari afin de raviver, en quelque sorte, leur morne vie sexuelle. C’est un livre dans la lignée des livres offrant du “développement personnel”.
Vous estimez que l’épanouissement sexuel a pris le dessus sur les sentiments mais paradoxalement vous écrivez que le “fantasme de l’amour absolu” est très prégnant au sein de la jeunesse.
Les idéaux amoureux contiennent plusieurs couches superposées. Une couche pour le fantasme d’une relation où nous sommes vus, compris, acceptés pour tout ce que l’on est. L’amour reste une utopie du moi où l’on cherche à être reconnu pour sa singularité. Mais il y aussi une autre couche culturelle où on aspire a la liberté, l’autonomie.
 
La reconnaissance dans le couple passe nécessairement par la sexualité, Eva Illouz
EVA ILLOUZ — L’identité moderne a peu de points d’ancrage parce que nous sommes dépendants de l’évaluation des autres. Vous êtes jeune, vous êtes sorti de l’école, vous avez été constamment évalué à l’école, vous allez sur le marché du travail, et si vous voulez avancer en grade, vous êtes constamment évalué. L’évaluation est quasi permanente. La rencontre amoureuse moderne devient un fantasme ou nous échappons à ce système d’évaluation. La sexualité notamment est le lieu où nous réalisons notre moi le plus nu et authentique. Or dans la sexualité aussi nous sommes évalués et nous nous évaluons nous-mêmes. Aujourd’hui, le sentiment de notre valeur dépend de plus en plus de notre capacité à attirer beaucoup de partenaires et à accumuler une série d’expériences sexuelles. La sérialisation de la sexualité, la transformation même de la sexualité en quelque chose où il faut accumuler expériences et conquêtes poussent dans des directions opposées à celle de l’amour comme utopie.
 
Cette “sérialisation” de la sexualité est-elle réversible ? 
EVA ILLOUZ — Je pense qu’il y a quelque chose dans la sexualité moderne qui est devenu oppressif. Il est possible que le mouvement de l’abstinence sexuelle soit une réponse à ce caractère oppressif. L’émancipation sexuelle a été un mouvement très important dans l’histoire du féminisme, je ne cherche pas à la remettre en question. Mais la libération sexuelle a été récupérée par le marché, les médias, les publicités, la mode. Tous ces secteurs ont intérêt à sexualiser le corps. La sexualité autonomisée n’est pas compatible avec l’aspiration à une forme plus stable et ancrée des relations.
 
La jeunesse actuelle est-elle désorientée face à cette évolution de la sexualité et des rapports amoureux ? 
EVA ILLOUZ — Oui. Il y a des moments où les cultures peuvent se contredire de façon à rendre difficile la compréhension de nos intérêts et de nos aspirations. Donc dans ce sens oui, il y a quelque chose d’intrinsèquement beaucoup plus confus dans l’expérience sexuelle et amoureuse de notre temps. Notre libération sexuelle parce qu’elle ne s’est pas accompagnée d’une réforme de fond de la famille, d’une vraie égalité économique, parce qu’elle a été accompagnée par une récupération intense et intensive du marché économique, a engendré de grandes difficultés à créer du lien alors même que la vieille culture romantique est encore très prégnante au sein de notre société. Aucun modèle n’a remplacé cette ancienne culture sentimentale.
 
Pensez-vous, Eva Illouz que la pression sociale dans les rapports amoureux est plus forte aujourd’hui que par le passé ? 
EVA ILLOUZ — Elle est aussi forte mais différente. Avant, la pression sociale consistait à ne pas se marier avec quelqu’un de religion ou de classe différentes. Aujourd’hui, la pression sociale se manifeste dans l’apparence physique du conjoint. Quelqu’un peut avoir du mal à présenter sa nouvelle copine à ses amis parce qu’elle est grosse ou pas très jolie, par exemple. Même s’il est épanoui avec.
 
Le regard des autres conditionne-t-il nos rapports amoureux ?
 
EVA ILLOUZ — Le regard des autres, et le regard que nous portons sur nous-mêmes quant à notre performance sexuelle, notre capacité a attirer les autres, le caractère “sexy” des autres… Un couple, par exemple, où chacun aurait de l’affection pour l’autre mais ne serait pas satisfait de leur sexualité, aurait le sentiment de n’être pas conforme à un idéal important. On comprend ses sentiments en fonction de normes. La sexualité est non seulement normée mais est devenue une norme. La question de la performance sexuelle est tellement importante aujourd’hui qu’on aurait du mal à ne pas se mesurer à l’aune de cette norme. La sexualité qui a été source de libération est devenue oppressive parce qu’elle est devenue une norme et une source de valeur.
 
L’“amour unique” et la monogamie ne relèveraient-ils pas d’un manque d’informations ou d’un contexte social particulier aujourd’hui ? 
EVA ILLOUZ — Vous avez complètement raison. Les divorces chez les plus de 50 ans ont d’ailleurs beaucoup augmenté. Ce n’était pas le cas avant. On divorçait beaucoup moins dans cette tranche d’âge. Et la raison, à mon avis, de cette augmentation des divorces, c’est internet. Il y a désormais beaucoup plus de choix. Et là où il y a plus de choix, on imagine d’autres vies possibles, nous sommes plus tentés par le divorce. L’amour dépend beaucoup du choix, a la fois réel et imaginaire.
 
Doit-on regretter cette augmentation des possibles amoureux ? 
EVA ILLOUZ — Le choix a été perçu dans la modernité comme un droit. Le problème, c’est que nous avons de faibles capacités cognitives à choisir : le choix nous rend confus sur nos priorités (est-ce-que je préfère la “bombe sexuelle” ou l’“intello marrante” ? pour beaucoup c’est très difficile de se prononcer). Nous voulons maximiser le choix, et donc sommes devenus ambivalents ou incapables de choisir. Nous regrettons le choix que nous avons fait parce que l’on pense a ce qu’on a loupé. Nous anticipons le regret que nous allons avoir.
 
Le choix est donc devenu un problème. 
EVA ILLOUZ — Absolument. Il existe d’ailleurs une discipline qui s’appelle behavior economics, sous-branche de l’économie et de la psychologie, dont le thème essentiel est le decision making : comment décide-t-on quand on est face à du choix ? Le problème du consommateur qui entre dans un supermarché américain par exemple et qui a en face de lui cent marques de céréales est devenu le problème de celui qui est en quête de relations sexuelles et sentimentales. Le choix est aujourd’hui presque infini, surtout avec les sites de rencontres, qui ont démultiplié le nombre de partenaires sexuels. Même les rois d’antan avaient accès à moins de partenaires possibles qu’un homme moderne qui est raisonnablement séduisant.
 
Des sites de rencontres comme Tinder participent-ils de la désacralisation de la sexualité ? 
EVA ILLOUZ — C’est une illustration de l’autonomisation et de la désacralisation de la sexualité, c’est-à-dire le fait qu’elle n’est plus régulée par des codes moraux. On ne s’y évalue qu’en fonction de son apparence physique. Tinder est une application qui vous permet d’avoir des rapports sexuels immédiats. La localisation est très importante : vous pouvez avoir une relation sexuelle très rapide avec quelqu’un dont vous ne connaissez même pas le nom. C’est une application qui permet de radicaliser encore plus cette séparation entre la sexualité et le reste. Personne ne veut se dire qu’il ne jouit pas d’un droit qu’on a arraché a l’époque pré-moderne et qui ne dépend d’aucune institution, mais seulement de notre disponibilité. Et à mon avis, quand cette culture des droits sera complètement absorbée, quand on va intérioriser le fait que nous avons tous les droits sur le plan sexuel, on se posera la question des limites émotionnelles et morales qu’on voudrait se donner. Est-ce qu’on doit quelque chose à quelqu’un d’autre dans la relation sexuelle ? Quand deux personnes se rencontrent pour une relation sexuelle, elles ont très souvent des attentes différentes. Aux Etats-Unis, l’homme est obligé de demander à la femme la permission de l’embrasser, pour être bien sûr que le consentement est donné, que l’homme n’abuse pas de sa position. Je pense que ce serait bien de reposer la question suivante : la sexualité doit-elle être complètement autonomisée, comme elle l’est aujourd’hui ? Ou doit-elle être incorporée de façon plus claire à des projets relationnels ?
 
Pour vous, Eva Illouz , ce droit est aujourd’hui manipulé… 
EVA ILLOUZ — Exactement. Par le marché. Ce qui a été un droit et demeure un droit juridique et politique est devenu un prétexte pour justifier une vaste machine économique.
 
Vous dites que le sexe est un simulacre de l’émancipation féminine. Pour vous, la femme ne serait pas complètement libérée ? 
EVA ILLOUZ — Il y a eu deux questions qui ont été mélangées : celle de la liberté et celle de l’égalité. Ce qui est perçu comme un droit entraîne avec lui d’autres contraintes. La situation contemporaine montre de façon intéressante que la liberté sans l’égalité économique, et sans une redistribution des rôles au sein de la famille, est oppressive. La libération sexuelle a eu, dans les relations intimes, le même effet délétère que la libéralisation des marchés économiques. Elle a créé une atmosphère de compétition très intense, une incertitude, une grande pauvreté sexuelle et émotionnelle, de grandes inégalités entre ceux qui y arrivent et ceux qui n’y arrivent pas. Il aurait fallu penser à l’égalité entre les hommes et les femmes sur le plan économique et sur le plan de la famille. Les conséquences émotionnelles n’auraient pas du tout été les mêmes. Enfin, je pense qu’il faut réfléchir et revoir cette utilisation de la sexualité par et pour des intérêts capitalistes, repenser le corps, le plaisir, le désir, l’obligation que nous avons vis-à-vis des autres au delà de leur valeur marchande. 
 
 
 

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